La fête était finie. Les derniers festivaliers quittaient lentement les alentours du lac où venait de se terminer la cérémonie de Norigae. La musique qui avait résonné toute la journée cessait, ramenant l’apaisant silence sur le domaine sacré. Je m’étais installé à proximité du lac, regardant la lune se refléter sur l’étendue aqueuse. Autour de moi des membres de mon clan finissait de ranger les stands, remballant les installations, nettoyant les déchets qu’il pouvait rester. Pensif, mon regard venait se poser sur le cadavre d’une lanterne, en train de se faire décomposer par l’eau, bonne idée d’avoir opté pour du papier biodégradable.
Dans ma tête, je me refaisais un résumé de la journée, du déroulement de celle-ci en reprenant en tête nos objectifs et les résultats. Finalement, nous nous en étions bien sortis, toutes les installations étaient prêtes en temps et en heure. Aucun accrochage réellement significatif avec un autre clan, pas de quoi devoir entamer une pacification ou effacer un affront. L’aspect recrutement n’avait pas été le plus fructueux, nous avions déniché quelques exorcistes intéressants. De quoi agrandir un peu, mais surtout efficacement notre clan, cette année n’était pas celle sur laquelle je pariais le plus de toute façon. J’avais préféré planter les graines pour l’avenir, au nez et à la barbe de tout le monde.
M’asseyant en tailleurs, je fouillais dans ma poche pour en ressortir un petit morceau de papier, roulé tel un parchemin. Je disposais ensuite devant moi un petit bol en fer gravé de plusieurs inscriptions ésotériques dans lequel je venais déposer le papier, puis un second bol que je remplissais partiellement d’eau du lac. Enfin, je sortais finalement un ensemble de feuille de Salvia Divinorum roulées et attachées d’une cordelette à la manière d’un fagot de bois. Entamant la combustion de mon bâton de sauge, durant quelques minutes j’effectuais des mouvements amples, courbés autour de moi, répandant une fumée blanchâtre qui se mouvait irrégulièrement, comme si elle prenait peu à peu vie.
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À l’aide de la sauge incandescente, je vins allumer le papier qui trônait à l’intérieur du bol, en un instant, il se consumait. Je déposais ma main libre sur le sommet du bol, bloquant les cendres à l’intérieur puis, vint plonger le bâton de sauge dans le bol d’eau, l'éteignant dans une ultime apparition de fumée blanche. Prenant une grande inspiration, j’avalais la fumée qui était restée en suspens autour de moi, la gardant dans la bouche quelques secondes, je l’expirais en répétant quelques mots.
- Tumèn tx'ur-ha' buuts' èès kin chibil chin bolon tikku. (Par l’eau sacrée et la fumée odorante montre moi l’éclipse et l’infra-monde.)
À la fin de mon incantation, je ramenais les deux petits bols de fer l’un contre l’autre, mélangeant la sauge, l’eau et la cendre en capturant une partie de la fumée à l’intérieur. Pendant quelques secondes, je maintenais la mixture scellée à l’intérieur des deux bols avant de les séparer, libérant une faible émanation blanchâtre.
Mon regard se perdit dans cette faible fumée, comme si elle avait ouvert un accès fugace à une vision bien plus lointaine. J’observais dans le vide à travers milles et une réalité, comme si mon esprit voyageait à travers les couches superposées de l’espace et du temps. Je fermais les yeux alors que dans ma tête défilait les secrets inscrits à la cérémonie Norigae. Des centaines et centaines de phrases renfermant parfois l’essence même de la personne l’ayant écrite, le pouvoir d’un secret était indéniable, il révélait, transcendait le savoir et la raison, surpassait l’image, l’apparence, le cliché. Il devenait le joyaux de la personne qui le gardait et parfois le talon d'Achille de celui qui le partageait.
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Et pourtant, dans cette mer de pierre précieuse qu’était la cérémonie, aucun joyau ne brillait suffisamment, ou plutôt, aucun ne brillait de l’éclat que je recherchais. J’effectuais une ultime prière, joignant mes mains au dessus des bols de fer avant de m’incliner brièvement vers l’avant. Trempant mon index dans la cendre, je déposais mon doigt trois fois sur mon front laissant trois points alignés sur celui-ci avant de déposer mon front sur le sol, enfin, je creusais un petit trou dans lequel j’enterrai le reste du contenant des bols. Après avoir nettoyé mon front et rangé mes affaires, je me redressais, regardant le firmament là où avait disparu la dernière lanterne, me laissant vaquer à quelques pensées .
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Cette année encore, l’harmonie cosmogonique est toujours fragmentée dans les mémoires du monde. Ombre et lumière, chaud et froid, temps et espace, matière et mouvement, ils ne sont que des formes tronquées d’une même source. La complétion est le mariage d’opposition, et non pas la poursuite sans concession d’une voie menant à l'annihilation de toute forme de contestation. ”
- Tsuin-sama ? On a fini de tout ranger, votre chauffeur vous attend.Sortie de ma rêverie par un membre du clan, je me tournais vers lui pour lui adresser un léger sourire.
- Merci Jiwu, alors dis moi, qu’est-ce que tu as pensé d’O-bon cette année ? lui demandais-je en prenant le chemin vers la sortie.
- Hmm, vous savez pour nous c’est toujours un peu la même rengaine, une montagne de boulot à abattre et à peine le temps de profiter de la fête qu’il faut déjà tout ranger… - Hahaha, tu n’as pas complètement tort. Pourtant, je pense qu’O-bon est importante, je dirais même que c’est la fête la plus importante pour le monde occulte dans sa totalité. Jiwu me lançait un regard interrogateur, O-bon était la fête commune des clans, mais nous avions tous nos propres coutumes qui était tout aussi voir plus importante pour certains clans.
L’ ge mort est bien plus qu’une simple date fêtant notre victoire sur l’Apocalypse, l’âge-mort est la raison de vivre de l’orthodoxie, le point de départ du développement même de notre exorcisme à un tel niveau. N’as-tu jamais pensé à cela ? Sans ge-mort, pas d’alliance entre grands clans, pas d’orthodoxie, pas de croissance de l’occulte à travers les continents. Cette fête est bien plus que ce que les gens pensent qu’elle est, elle est le point de départ de notre monde. Notre monde de frontière, notre monde séparant occulte et physique, nos individualités, nos différences, nous les devons à ce jour. Un silence régna pendant quelques secondes, Jiwu était bouche-bée, me fixant avec un air suspicieux. Puis il sortit de sa poche un paquet de cigarette, tapa le dessous d’un coup sec de son index avant de me tendre le paquet, un tube de tabac sortant de celui-ci.
- Grosse journée n’est-ce pas, Kensei-sama ? J’attrapais la cigarette avant de la porter à ma bouche, l’allumant, je tirais une latte, soufflant la fumée vers le ciel.
- Comme chaque année. Jiwu eut un petit rire. Nous étions enfin arrivés, se glissant devant moi, il m’ouvrait la porte de la voiture dans laquelle je montais, baissant la fenêtre. Il me rejoignait, prenant la place passager avant, puis le véhicule démarrait, nous emmenant enfin hors du domaine Kamo pour rentrer chez nous.