Arrachant le bouchon avec ses dents, Domenico amena rapidement la bouteille à ses maigres lèvres distordues avant de descendre l’entièreté du rouge à grandes gorgées, jusqu’à ce que la bouteille soit vide, grimaçant.
Le vin japonais était toujours aussi mauvais, sans goût, sans identité, mais la politique de l’Empire ne favorisait pas l’exportation de vins français, italien, ni même américain. Le grand brûlé se détestait de penser cela, mais même un mauvais rouge américain lui aurait suffi plutôt que cette infâme piquette âpre qui était appelée vin.
Mais quel Italien mangeraient ses pâtes sans vin ? Quel être humain constitué d’un minimum de jugeote mangerais son fromage sans rouge ? Aucun.
Pour le métis, il était hors de question de dénaturé encore plus la gastronomie italienne, déjà qu’elle n’était pas fameuse au pays du soleil levant... Le seul restaurant italien potable de Nagoya, voyait Domenico venir depuis des années, depuis qu’il était à l’académie, le vieux chef avait pris sa retraite, mais le métis était resté. Depuis son accident, il avait même une pièce attitrée ou tous les samedis midi, il venait manger, dégustant la cuisine italienne de ce petit restaurant qui n’avait aucune prétention.
Se cachant aux yeux de tous, Domenico refusait qu’on puisse le regarder, le dévisager, lui qui n’avait plus de visage, n’ayant qu’une masse défigurée par d’horribles brûlures qui écoeurait tout le monde. Il n’avait jamais digéré le dégoût instinctif qu’il avait reçu de ceux qu’il avait sauvés, des autres professeurs, des étudiants, tous avaient été horrifiés par son apparence, le forçant à cacher son visage, comme s’il n’était qu’un monstre.
De fait, il l’était devenu.
Seuls les Koutetsu, son sang, ne lui avait pas tourné le dos, ayant été plus présent que jamais. De fait, son allégeance était absolue. Domenico était le chien de son clan à Nagoya, travaillant pour leurs intérêts avant toute autre chose.
Le samedi midi, ce repas dans ce petit restaurant, était le seul moment, ou Menocchio n’était plus exorciste, mais bien, l’homme maltraité par la vie, il était Domenico, encore plus quand il amenait à chaque repas la photo de sa bien-aimée, de sa douce Aï.
À cet instant, il aurait échangé son humanité, quitte à devenir un fléau s’il avait pu la revoir, ne serait-ce qu’une seconde…
Seul le souvenir et la mémoire d’Aï avaient l’obéissance absolue de Domenico.
En y repensant, tant de souvenirs remontaient dans ce restaurant, des souvenirs heureux. Tant de choses qui l’enivraient. Mais quand il repensait à Aï, la colère remontait toujours et le vin accentuait le sang chaud de l’italien. Domenico était d’une humeur massacrante, rendu encore plus irritable par l’alcool et sa piètre qualité.
Ayant achevé son repas, Domenico se releva et en revêtant son chapeau, comme les lunettes fumées, l’exorciste et professeur fut de retour, Menocchio laissant Domenico derrière lui, alors qu’il remontait le masque qui lui cachait la partie basse de son visage.
En passant devant la cuisine, il alla féliciter le chef et disparu, laissant plusieurs billets et un pourboire bien gras. Cet endroit était son second chez lui, il veillait tous les jours à en prendre soin.
Une fois sortis, Menocchio évita consciencieusement les lieux qui lui rappelaient Aï, ainsi que tous les endroits qui respiraient la nouveauté, le métis détestait le changement, les évolutions. Le temps qui passait lui donnait l’impression que tout s’approchait d’une irrémédiable débâcle.
Le grand brûlé détestait cette ville, parce que tout ici le faisait souffrir. Nagoya était le mausolée de ses tourments et de son malheur. Mais, plus le métis souffrait, plus il était cruel, ainsi lâché à toute vitesse dans une sempiternelle pente qui l’amenait de plus en plus à être un monstre, ce qui lui faisait de plus en plus plaisir.
En passant près d’un parc, une odeur âpre lui monta au nez, cela sentait le fléau et Menocchio avait faim de cette haine insatiable le dévorant de l’intérieur. Le sang alcoolisé lui montait à la tête, le métis partait en guerre à toute vitesse, laissant son kimono arborant le mon Koutetsu claqué au vent. Il possédait une lueur hagarde et perverse dans son regard, qui dénotait de son costume. Le grand brûlé avait tout d’un monstre.
L’odeur de fléau finit par se conjuguer aux cris d’une jeune femme. Mais il n’avait que faire des civils, ils pouvaient bien mourir tous autant qu’ils étaient, enivré et enragé comme il l'était, il n’en voulait qu’aux monstruosités qui émergeaient de l’énergie occulte qu’il adorait torturer puis déguster. Il ne fallut alors que quelques instants pour apercevoir le fléau, qui avait la forme d’un squelette de chien animé. Un Gashadokuro canin qui n’en avait plus très longtemps à vivre.
Tout le corps de Menocchio grouillait d’excitation et d’énergie occulte, ses muscles frémissaient de plaisir à l’idée du carnage futur. Le fléau n’était pas assez puissant pour représenter le moindre danger. En un contre un, le grand brûlé se considérait comme invincible. L’immonde créature était trop occupée à poursuivre une crinière argentée qui évoqua rapidement quelque chose au métis.
Ayant pris la parfaite tangente de la trajectoire de la bête, Menocchio la rattrapa aisément et glissa en dessous du fléau. Il écarta spontanément les doigts de la paume de sa main, alors que l’énergie occulte déferlait sous la forme des picotements caractéristiques de son sort. En un instant, il toucha trois des quatre pattes du fléau, en profitant pour le faire tomber au sol.
Pendant qu’il se relevait, le métis s’approchait à pas lent du fléau, prêt à le massacrer pour ensuite le manger. Le grand brûlé sentit l’eau lui monter à la bouche… Il était affamé.
Ce fut à cet instant qu’il entendit son nom et distrait à cause de l’alcool, il se retourna.
Il aperçut Shuhei Jou, une de ses élèves.
Il ne fallut qu’une seconde pour que la créature ne reprenne le dessus et de sa grande gueule, il attrapa Menocchio.
Il secoua le métis comme une poupée de chiffon avant de l’envoyer au loin, non sans avoir déchiré la peau du grand brûlé, vu que du sang goûtait désormais des longues dents du fléau.
Désormais, Shuhei Jou était seule face à ce fléau.